Le Roi du bois by Pierre Michon

Le Roi du bois by Pierre Michon

Auteur:Pierre Michon
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature française
ISBN: 2-86432-229-3
Éditeur: Verdier
Publié: 1996-01-01T00:00:00+00:00


Très tôt un matin, j’allai me couper des sifflets sous un taillis, dans un de ces fonds humides où viennent des essences tremblantes que le moindre souffle agite, saules et trembles, et qui recueillent à leur pied de pauvres espèces, les couleuvres, les grenouilles : on fait dans ces écorces les meilleurs sifflets, on en tire une plainte ténue mais exagérée comme le chant des crapauds. Oui, Dieu sait que je n’allais chercher là que de bons sifflets. L’odeur des feuilles pourries montait et penché là-dedans j’avançais avec précaution, très occupé, le regard à hauteur de terre. Le jour de juin me trouva dans ce sous-bois. À un détour par une trouée je vis au loin le front d’un palais dans le soleil levant en haut de la colline : rien n’y bougeait, nul n’était levé, c’était clair et inhabité comme un rocher ; ici les brumes de la nuit persistaient, les feuillages retombaient, tout était noir. J’étais bien. Je me mis à chanter une chanson de mon invention, que je nourrissais en secret, que souvent je reprenais et enjolivais à mon gré dans la langue estropiée dont j’avais alors l’usage ; il devait y être question de ma pisseuse azurée ; des autres richesses ; et de la Notre-Dame qui dans sa grande bonté verse ces richesses dans le cœur d’un porcher. Cette prière m’exalta, je froissai dans mon emportement bien plus de rameaux qu’il n’en faut pour faire des sifflets : je chantais à tue-tête ; je faisais des gestes ; le palais là-haut flambait comme s’il était mon chant ; il m’appelait, je m’envolais jusqu’à lui, je le tenais dans ma main, me couchais sur lui et l’étreignais ; les trois notes de la huppe me répondirent, blondes et lointaines comme un palais dormant. Des larmes me vinrent : ma mère pleurait de la sorte, la pauvre femme, quand Notre-Dame en procession passait au-dessus d’elle, courbée. Le ciel ruissela : le jour était là tout à fait, il vint un peu sous les saules et dans ce demi-jour il y avait un masque blanc qui souriait. Mes larmes se glacèrent sur mes joues. La huppe chanta plus près. Le masque avait des moustaches très noires, des lèvres épaisses et des dents fortes qui luisaient dans son sourire ; il y avait dans la pénombre une autre apparence blanche, c’était le papier que le masque tenait. Cette feuille et ce masque, arrêtés, vivants, faisaient deux larges taches claires et égales comme la double ocelle d’un très grand papillon noir, dont les ailes invisibles frémissaient dans les saules ; j’étais sous ce frémissement. Je ne sais si j’avais peur, c’était bienveillant ; ça n’était pas de nature à voler : c’était un homme très brun et costaud que j’avais déjà vu. C’était la grosse tête blême et le poil de jais de Claude, le Lorrain.



Télécharger



Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.